En cet automne 1954 la presse lyonnaise rend hommage à l’artiste lyonnaise. Dès le lendemain du décès de Jeanne « Le Progrès » note qu’à 82 ans « Mme Bardey avait encore une étonnante activité. En compagnie de sa fille Henriette, dont les peintures et dessins sont fort remarquables, elle se rendait souvent en Égypte. Toutes deux séjournèrent plusieurs années dans la région thébaine et secondèrent l’égyptologue Alexandre Varille en réalisant au crayon des représentations de statues, de bas-reliefs des temples pharaoniques. Leurs travaux forment une très vaste documentation qui contribue grandement à éclairer les mystérieux monuments de l’antique Égypte ». [1]
- Portrait de Jeanne Bardey (Photo archives Varille)
En novembre, « La Vie Lyonnaise » rappelle que pour nous « son nom reste associé à celui du grand Rodin dont elle fut l’élève, et à celui du savant égyptologue Alexandre Varille, tragiquement emporté voici trois ans, et dont elle fut, ainsi que sa fille Henriette, sa précieuse collaboratrice. Plus encore, bien sûr, à celui de son mari Louis Bardey, professeur à notre école des Beaux-Arts, avec qui elle travailla à la décoration de la salle Molière dont elle peignit le panneau qui est au dessus de l’orgue. C’est un élève de Louis Bardey, François Bizet, qui fut chargé, il y a quelques années, de restaurer la dite salle, si gravement endommagée par la dynamite allemande qui avait détruit le pont voisin. Des sculptures de Jeanne Bardey ornent notre Hôtel des Postes, et plusieurs musées de France, dont celui de Lyon, possèdent de ses œuvres » .
Paul Duvivier écrit dans « Le Tout-Lyon », la mort de Jeanne Bardey « a enlevé à Lyon une artiste dont le renom avait depuis longtemps dépassé la cité ». Il cite aussi « le plafond de la scène de la salle Molière, où son pinceau a, par la grâce féminine évoqué la danse et la musique, et aussi son illustration du bel ouvrage d’Édouard Herriot « Sous l’olivier ».
Le gouvernement français lui avait conféré depuis longtemps la croix de chevalier de la Légion d’honneur ; le Roi de Grèce y ajouta l’ordre du Phénix.
Elle était veuve depuis de longues années de l’artiste peintre décorateur Louis Bardey, professeur d’art décoratif à notre École des Beaux-Arts et membre de la commission des musées.
Madame Bardey avait, avec un goût parfait, aménagé son hôtel de la rue Robert, en lequel sont réunis nombre de ses œuvres, preuves de sa maîtrise, où elles voisinent avec celles, très belles aussi, de Mlle Henriette Bardey ». [2]
Rétrospective des œuvres de Jeanne Bardey
Henriette, qui a maintenant 60 ans, est sûrement très affectée par la mort de sa mère
ayant toujours vécu avec elle. On les appelait les "Dames Bardey", tellement elles semblaient indissociables, toujours ensemble à l’atelier, dans les salons ou lors des voyages. Aucune trace n’a été conservée des marques de sympathie témoignées à l’occasion de ce décès. Mais pour Henriette la vie continue, son grand désir est de faire vivre les œuvres de sa mère. Elle a décidé d’en organiser une rétrospective avec l’aide de tous ses amis et relations, notamment Jean Varille, Charles Dugas, Édouard Herriot ...
- (Source : Archives Varille)
Elle a sélectionné près de 180 œuvres de sa mère s’étalant sur les 55 ans de sa carrière artistique et recouvrant toutes les formes d’expression : sculpture, peinture, dessin, gravure, pastel, aquarelle, illustration. Cette rétrospective qui se déroule du 7 au 30 juin 1956 à l’ancienne chapelle du Lycée Ampère reçoit un écho favorable de la presse lyonnaise.
Ainsi pour « Le Progrès » Jean-Jacques Lerrant rend compte de l’événement : « On l’appelle encore Mme Bardey tant elle inspire le respect et tant son œuvre l’impose. Pour qui ne l’a point connue et approchée la rétrospective présentée avec beaucoup de soin à la chapelle du Lycée Ampère, donne immédiatement l’impression d’un « tempérament », un tempérament généreux, passionné, qui avait su se plier à des disciplines techniques diverses et se contraindre même, au moins pour un temps, à suivre les leçons d’un maître rigoureux ... » [3].
Jean Rochedix en fait aussi une excellente critique dans « l’Écho-Liberté » : Les visiteurs qui ne connaissaient pas Mme Bardey ... se pencheront certainement par-dessus deux vitrines où des mains féminines, modelées dans le plâtre ou le bronze, feuillettent des ouvrages de bibliophiles. Ils reconnaîtront « Sous l’olivier » d’Édouard Herriot ; « Mme Récamier » de Jules Lemaitre ; « Une volupté nouvelle » de Pierre Louys, 3 livres illustrés par Mme Bardey, et dont le choix reflète bien la personnalité de ce peintre-sculpteur, au talent fait de culture aimable et d’un goût qui l’aide à risquer toutes les audaces ; une artiste furieusement de son époque, celle qu’il est convenu d’appeler « la belle » …
On jugerait qu’elle a emprunté même ses modèles robustes et lourds à Renoir. Rien de morbide. Elle aime trop la vie. Une sensibilité à fleur de peau. Une exaltation païenne de la beauté. Mais quel charme et quel repos ! Au vrai, Mme Bardey illustre et dessine cent fois mieux qu’elle ne peint. Elle sculpte aussi fermement qu’elle dessine.
C’est un peu le Panthéon lyonnais : Auguste Lumière et Tony Garnier, Alexandre Varille et François Guiguet ; le président Herriot lui-même. Mais aussi Auguste Perret l’architecte, Rodin à la barbe fleurie ; le prince Nicolas de Grèce …
Peut-être faut-il rechercher l’inspiration de Mme Bardey plutôt du côté de « Catherine accroupie » ou de telle « Adolescente » qui voisinent si naturellement avec les copies rapportées de Grèce.
La visite achevée, on tombe précisément sur Mme Bardey elle-même ; nous voulons dire sur le portrait qu’en a fait le peintre Guiguet. Elle est bien telle qu’on l’imaginait, telle qu’en renvoie l’image de cette exposition si diverse et si dense, pourtant, dans sa diversité.
On en doit la révélation aux soins pieux de sa fille, qui a voulu, à juste titre, attirer autour d’une œuvre encore si vivante, un public nouveau près de celui déjà nombreux, qui conserve fidèlement le souvenir de Mme Bardey. [4]
L’académie libre de la rue Robert
Satisfaite du succès de cette rétrospective, Henriette Bardey ne veut pas en rester là. Depuis quelque temps elle savait que sa maison de la rue Robert était vouée à la démolition. Mais elle souhaitait qu’elle demeure un lieu vivant où les artistes, confirmés ou en herbe, viennent se retrouver pour travailler et exposer leurs œuvres, comme Madame Degabriel [5], entre autres, une façon de lui donner un dernier lustre. [6]
L’académie libre avait ouvert largement la porte de son rez-de-chaussée, 14 rue Robert, au soleil de notre tardif printemps. Nous avons suivi la même voie et sans avoir à tirer la sonnette, nous nous sommes trouvé aussitôt au milieu d’une assemblée de jeunes personnes, silencieuses dans leur marbre ou dans leur cadre .... Nous commençâmes par les élèves avant d’aborder les maîtres. C’était prudent. Curieux élèves, en vérité, dont on nous assura qu’ils travaillaient sans leçons, sinon sans maîtres.
Nous y avons rencontré des familiers, de ceux qui fréquentent l’académie libre en étudiants, incorrigibles ... D’autres qui voisinaient, nous apparurent inspirés par leur seul goût personnel ...
Henriette Bardey, maîtresse des lieux, a accroché modestement trois ou quatre cadres de petites dimensions dans un coin où ils risquent de passer inaperçus. On y découvre pourtant qu’elle dessine et colore dans une note autrement austère, autrement exigeante que sa mère, cette Mme Bardey, qui apporta, entre les deux guerres, une note si puissamment charnelle à l’art lyonnais.
- Auguste Rodin, Portrait d’Henriette Bardey (Musée des Arts Décoratifs, legs Bardey, 1960)
- Bronze sur socle rouge, 1916
(Extrait de Mad of M.A.D, Trésors cachés du Musée des Arts Décoratifs de Lyon)
(Inventaire : Bardey 67)
Une salle entière lui est pieusement consacrée, en compagnie de son maître, le grand Rodin. Dès le seuil, un bronze de celui-ci, le dernier qu’il fondit et d’ailleurs inachevé : Henriette Bardey elle-même. Puis un moulage des mains du génial bronzier, des ébauches qu’il signa, une ravissante jeune fille accroupie …
Rodin, prophète barbu ...
Mme Bardey aimait par-dessus tout les formes vivantes. C’est pourquoi, entre autres, le portrait l’attirait. Elle a sculpté bien des visages, à commencer par celui de Rodin, prophète barbu d’une étonnante présence ; des lyonnais connus : Tony Garnier, Emmanuel Lévy, Alexandre Varille, le président Herriot, alors dans la plénitude de son rayonnement …
L’exposition présente la série entière des dix-huit « danseuses », gravées à la manière des estampes japonaises et dont nous avions remarqué quelques exemplaires, l’an dernier, à la rétrospective de l’ex-chapelle du lycée.
Les zélateurs d’une certaine tendance moderne, qui s’attachent davantage au chaos des consciences qu’à l’harmonie des formes sensibles, prétendront que Mme Bardey appartient à une autre époque. Elle, qui s’était nourrie des leçons de la Grèce et de l’Égypte, eût pu sourire de ce jugement qui sacrifie, pour une part, l‘éternel à une mode. [7]
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- (Source : Archives François Karolcsyk)
L’académie libre a perduré jusqu’en 1959, François Karolscyk en a gardé la trace avec l’affichette ci-dessus.
Après le décès de sa mère, Henriette s’appuie beaucoup sur un réseau d’amis, et je pense tout particulièrement à Jean Varille, frère de l’égyptologue Alexandre. Elle trouve en lui un soutien, quelqu’un en qui elle peut avoir toute confiance. Elle lui a donné des photos de la visite de Rodin en 1916, des dessins réalisés par sa mère, quelques cartes adressés par François Guiguet ainsi que les plaques de cuivre ayant été utilisées pour les gravures.
Un buste en hommage au Président Herriot
En 1958, ayant appris les intentions de placer un buste du Président Herriot dans l’une des nouvelles salles du palais des congrès, en accord avec Henriette, Jean Varille écrit à Monsieur Lucien Chatin, président de la Foire Internationale de Lyon pour lui proposer celui réalisé par Jeanne Bardey :
Je me permets de vous signaler qu’à ma connaissance, le meilleur buste du Président Herriot est celui, à peu près inconnu, qui a été réalisé par Madame Bardey, sculpteur lyonnais de très grand talent, élève et amie de Rodin, mais également du Président Herriot, qui avait posé pour elle de nombreuses fois en 1937, alors qu’il était ministre des affaires étrangères - et dans la force de l’âge.
Mademoiselle Henriette Bardey, également sculpteur, est en possession de ce buste depuis le décès de sa mère. Elle serait éventuellement disposée à le céder à l’administration de la foire si celle-ci s’y intéressait.
Je crois savoir qu’elle demanderait pour ce buste quelques six cent mille francs. Elle recommanderait que la fonte en soit effectuée par Rudier, fondeur d’art, qui habituellement s’occupait des bronzes de sa mère - en particulier ceux qui figurent au Musée des Arts de Lyon. [8]
Hélas la demande arrive trop tard, car le journal de la foire internationale de Lyon évoque dans son édition d’avril 1958 l’installation d’un buste représentant le maire de Lyon en 1919, peu après la fin de la 1re guerre mondiale. :
A l’occasion de cet échange de lettre avec Jean Varille, Henriette précise en post-sciptum : « Il faudra qu’on mette au point le testament ... » [9]. Il semble, en effet, qu’Henriette souhaitait que Jean Varille s’occupe de sa succession. Mais celui-ci était déjà fort occupé pour régler celle de son frère Alexandre ; plusieurs années après son décès il n’était pas arrivé à faire réintégrer les livres de sa bibliothèque d’égyptologie, qui se trouvaient encore dans la propriété de Lucy Lamy.
- Henriette Bardey, Portrait de Jean Varille
- (Source : Archives Varille)
En septembre 1959 Henriette effectue sa dernière visite à Lourmarin, au mas de Casteuse, où elle dessine ce portrait de son ami Jean Varille.
Voyage sans retour au Caire
En mars 1959, Henriette Bardey retourna en Égypte par un avion d’Air-France. Retour au bout de trois semaines, avec 40° de fièvre. Clinique du Parc chez le Professeur Santy. Double pneumonie. Elle conserva une fragilité dont elle ne soupçonnait pas l’importance.
Le 31 décembre 1959, elle s’embarquait, confiante, sur un cargo qui devait la conduire lentement par la Grèce jusqu’à Alexandrie. [10] Hélas un voyage sans retour. C’est par un télégramme envoyé du Caire par Monsieur François Daumas que Jean Varille apprend la triste nouvelle le 17 janvier 1960.
Octave Guéraud, égyptologue, accompagné de sa femme, a entouré Henriette lors de ses derniers instants. Dans une lettre du 22 janvier il donne des précisions à Jean Varille sur l’inhumation d’Henriette au Caire :
Le corps a été inhumé au cimetière latin de l’Abbasieh dépendant de la paroisse du Sacré-Cœur ... Le cercueil sera respecté à sa place actuelle pendant un minimum de 6 ans et un maximum de 10 ans. Après un délai de 1 an, donc à partir du 18/01/1961, les héritiers pourront, s’ils le veulent, faire exhumer le corps, soit pour le rapatrier en France, soit pour le transférer dans une autre partie du cimetière où une concession de longue durée pourrait être acquise.
Le décès a été notifié au consulat de France qui avisera la mairie de Lyon et fournira désormais aux héritiers ou à l’exécuteur testamentaire toutes les pièces dont il pourrait avoir besoin.
Pour voir l’intégralité de la lettre :
Monsieur Morel Journel avait promis de faire revenir le corps de Mlle Bardey pour qu’elle soit à côté de sa mère, mais a allégué les difficultés présentes avec l’Égypte. Les cendres de Mlle Bardey ont été rapatriées en France [11] presque 5 ans plus tard, Quelques rares amis étaient présents à l’inhumation au cimetière de la Guillotière le 14 octobre 1964. [12]
Exécution du legs Bardey
Aux termes d’un testament olographe, en date à Lyon du 9 décembre 1954, déposé au rang des minutes de Maître MORIN, le 04/04/1960, Henriette Bardey a institué pour légataire universel la Chambre de Commerce de Lyon.
Par le même testament, elle a institué pour exécuteurs testamentaires 3 comparants en leur conférant la saisine de ses biens : Monsieur Armand Chifflet, conseil juridique, Monsieur Raymond Tournassus, fondé de pouvoir à la banque Jacquier et Monsieur Maurice Petitpierre, chef de bureau à la rédaction du progrès.
Maître Morin, notaire au 144 rue de la République à Lyon, assisté de Maître Aimé Jean Damiron, commissaire-priseur rue du Plat (2e), est alors chargé de procéder à l’inventaire après décès au domicile principal de la défunte, 14 rue Robert (3e). La prisée a lieu le 27 avril 1960 en présence de Monsieur Robert de Micheaux, conservateur au Musée des Arts Décoratifs ... Au rez de chaussée de la demeure se trouve l’atelier inventorié sous la rubrique « œuvres de Jeanne Bardey » et divisée en six sous-parties : « bronze », « marbre », « terre cuite », « plâtre », « dessins, aquarelles et eaux fortes sous cadre », « dessins en album ». Au total plus de 2000 œuvres d’art graphique et plus de 600 pièces sculptées et signées Jeanne Bardey sont répertoriées. Le montant de la prisée, regroupant le mobilier garnissant le domicile principal de l’artiste ainsi que ses œuvres, s’élève à 81 755 nouveaux francs. Les inventaires des biens de Mademoiselle Bardey, effectués à la résidence secondaire des Bardey à Mornant (Rhône) d’un montant de 7 492 nouveaux francs, et du coffre, loué par la défunte à la Banque Nationale (21, cours Lafayette à Lyon) d’un montant de 191 250 nouveaux francs, viennent compléter la première prisée.
- Jeanne Bardey, buste de Monsieur Petitpierre (© Lyon, MTMAD, Photo Isabelle Duperray-Lajus)
- (Inventaire : Bardey 107)
Un inventaire détaillé des sculptures ainsi que des œuvres encadrées de Jeanne Bardey est réalisée à l’arrivée du legs au Musée des Arts Décoratifs. L’ensemble des pièces et les archives, notamment la correspondance de Madame Bardey, sont conservés dans deux pièces, communément appelées « salles Bardey », situées dans les combles de l’hôtel Lacroix-Laval. [13]
Henriette a, par ailleurs, fait un legs particulier à sa filleule, Mademoiselle Christine Ingels, de tous les meubles ne présentant pas un caractère de collection. Christine étant mineure au moment de la succession, Madame Ingels mère s’était fait assistée de Maître Maurice Rheims, commissaire-priseur à Paris.
Lors de mes recherches j’ai été assez surpris de la faible importance du courrier que j’ai consulté, rien après la guerre, mises à part les dernières lettres envoyées par Henriette à Pierre Haour, aucune lettre d’Égypte, aucune lettre de condoléances après le décès de Jeanne. Selon Hubert Thiolier, « ... le très volumineux courrier n’a pas été gardé ; seules quelques cartes postales ont pu être récupérées par un tiers. Cette absence d’archives de l’artiste nous prive d’informations sur sa vie familiale ou ses rapports avec les autres sculpteurs ».
Si le testament d’Henriette et l’inventaire réalisé par Maître Morin font état de papiers de famille, les minutes déposées en l’étude [14] ne seront, de toute façons, consultables seulement dans une vingtaine d’années.
Une collection sur le point d’être révélée au grand public
En cette fin d’année 1960, Jean Rochedix, pour « L’Écho-Liberté » évoque le transfert des œuvres de Jeanne Bardey au Musée des Arts Décoratifs de Lyon. Il y a un an mourait au Caire Mlle Henriette Bardey, fille d’une lyonnaise peintre-sculpteur, et elle-même animatrice en sa demeure de la rue Robert, d’une Académie d’Art fréquentée par des « élèves » assez curieusement recrutés, puisqu’on y trouvait, entre autres, des industriels authentiques, mêlés aux artistes et aux écrivains.
Rue Robert, où le vestibule ouvrait sur un jardin dont les hôtes de pierre recréaient une étonnante atmosphère, Henriette Bardey avait aménagé un véritable musée aux allures de sanctuaire. A la place d’honneur figurait une « sphinge » de Rodin, dont sa mère avait été l’élève.
- Auguste Rodin, la Sphinge, femme sur une colonne
- (© Lyon MBA - Photo Alain Basset)
N° Inventaire : B 670
Or cette collection, réservée aux familiers, est sur le point d’être révélée au grand public. Du moins en partie. Henriette Bardey a fait de la Chambre de Commerce sa légataire universelle et c’est ainsi que le Musée des Arts Décoratifs se prépare à recueillir les pièces les plus significatives de ce précieux héritage ...
Bientôt donc, Monsieur de Michaux ouvrira son Musée au legs généreux de Mlle Bardey. A ses marbres et bronzes innombrables, presque tous dédiés à la beauté féminine et au charme de la première enfance, à ses dessins - que traversent pourtant les regards insolites des « folles » - se trouve jointe une rare collection de Cranach, Dürer, Rembrandt, Michel-Ange, Fragonard.
Quelque choix que l’on fasse, il s’accordera au cadre classique de l’Hôtel de la rue de la Charité, où les lyonnais trouveront, dès lors, des raisons supplémentaires d’aller admirer et se recueillir, même les jours où il ne pleut pas. [15]
Donner à Jeanne Bardey sa véritable place à Lyon
En réalité, les œuvres de Jeanne Bardey dormirent dans les réserves de l’Hôtel Lacroix-Laval pendant 30 ans, attendant qu’un prince charmant vienne les tirer de leur sommeil.
Des passionnés d’art ne voulaient pas que les œuvres de l’artiste lyonnaise tombent dans l’oubli. Ainsi, Hubert Thiolier, fils de notaire, publie un livre en 1984 :
- Ravier [16] et les peintres lyonnais Guiguet et Garraud.
Ce premier ouvrage est l’occasion de rencontres avec Madame Garraud, la veuve du peintre, avec Madame Degabriel [17], élève de Garraud, qui appréciait beaucoup Jeanne Bardey et avec Madame Annie Humbert, alors dépositaire des archives de François Guiguet. Il poursuit alors un travail très approfondi sur l’artiste lyonnaise au Musée des Beaux-Arts de Lyon, au Musée des Arts Décoratifs, aux archives du Musée Rodin où il se rend toutes les semaines. Il rencontre aussi des témoins, ayant connu Jeanne, tels que Jean Varille ou Hélène Ingels. Grâce à ce travail il publie deux nouveaux ouvrages :
- Peintres lyonnais intimistes : Guiguet, Garraud, Degrabriel, J. Bardey, amie de Rodin (1987)
- Jeanne Bardey et Rodin : une élève passionnée, la bataille du musée Rodin (1990)
Mais l’objectif d’Hubert Thiolier, comme celui de Jean Rochedix, est de donner l’accès du grand-public aux œuvres de l’artiste lyonnaise, comme en témoigne la lettre suivante adressée au Musée des Arts décoratifs :
Trente ans après le legs au Musée des Arts Décoratifs de Lyon, le moment n’est-il pas venu de montrer quelques-uns des nombreux « morceaux » de Jeanne Bardey qui dorment dans les réserves ? Une exposition temporaire des œuvres de cette artiste paraît réalisable maintenant que la nouvelle organisation du musée a été menée à son terme. Les derniers travaux de Rodin (1916-1917), le portrait de Guiguet de 1911 comme celui de Jacques Martin mériteraient d’y être joints.
Elle a fait son purgatoire ...
Puissiez-vous fermement contribuer, grâce aux richesses du Musée, à donner à Jeanne Bardey sa véritable place à Lyon !
Je vous prie d’agréer, Monsieur le conservateur, l’expression de ma considération distinguée. [18]
Le Musée des Arts Décoratifs lui répond qu’il est ouvert au prêt d’œuvres de Jeanne Bardey :
En ce qui concerne le fonds Bardey de sculptures, effectivement en réserve au Musée des Arts Décoratifs … je suis tout à fait ouvert à prêter les œuvres qui vous semblent souhaitables de cette artiste dans le cadre d’une exposition consacrée à ses sculptures ou bien dans le cadre d’une exposition plus générale sur la sculpture.
N’ayant pas été à l’origine de ce dépôt au Musée, je puis même envisager le dépôt d’œuvres de cette artiste dans un Musée plus consacré aux « Beaux-Arts » que le mien. [19]
Hubert Thiolier écrit à la Chambre de Commerce en demandant pourquoi elle a accepté le legs Bardey :
Le Musée allait-il enfin agir ? A la question que je lui posais, Monsieur le conservateur en chef m’a répondu par lettre du 27/09/1990 qu’il lui était « difficile d’organiser une exposition entièrement dédiée à la sculpture dans des musées consacrés, eux, aux Arts Décoratifs et aux Textiles en particulier, spécialité assez lointaine de la sculpture ».
Cette mise au point poserait alors la question de savoir pourquoi en 1960 la Chambre de Commerce a accepté le legs Bardey ? Comment peut-on imaginer qu’elle ait simplement entendu laisser les œuvres dormir dans les réserves pour un temps indéfini après avoir vendu les biens immobiliers ou mobiliers ?
Ce n’est pas là mon problème mais on peut regretter qu’en l’occurrence un conservateur en chef se trouve privé de la fonction essentielle d’un conservateur, qui est de mettre en valeur sur place ce que son musée détient. [20]
Je n’ai pas la réponse de la chambre de commerce qui a du transmettre cette lettre au Musée des Arts Décoratifs, celui-ci s’en explique :
Ce legs n’aurait peut-être pas dû être accepté en 1960. Il avait en fait été accepté par Monsieur de Micheaux pour les meubles et peintures anciennes qu’il comportait – tous exposés au Musée des Arts Décoratifs, le reste trop important en nombre, étant composé des sculptures et dessins qui furent mis en réserve (ce qui a peut-être permis par ailleurs à ce fonds d’être préservé intact jusqu’à nous et à des personnes comme Monsieur Thiolier de l’étudier …
Je suis tout à fait disposé et ouvert à un dépôt de l’ensemble à un Musée, à la spécialité « Beaux-Arts » qui serait intéressé et serait plus à même que nous de l’utiliser et de le mettre en valeur. [21]
« La Lyonnaise de Rodin » à Mornant, puis Morestel
Les démarches d’Hubert Thiolier n’ont pas été vaines puisque le Musée des Arts Décoratifs prête une sélection d’œuvres de l’artiste à la mairie de Mornant qui organise une exposition dans sa Maison de Pays du 8 mai au 9 juin 1991. Evoquant « La Lyonnaise de Rodin qui, comme Camille Claudel, fut disciple de Rodin », le quotidien Lyon-Matin rend compte de cette première exposition depuis 35 ans à Mornant. La Maison de Pays de Mornant permet de redécouvrir une artiste lyonnaise inconnue, dont les œuvres n’avaient pas été exposées depuis 1956. Elles constituent une vraie surprise et une très belle exposition. [22]
Madame Élisabeth Hardouin-Fugier, professeur d’histoire de l’art à l’université, admiratrice de Jeanne, proposa en 1987 à Isabelle Duperray-Lajus comme sujet pour son mémoire « La vie et l’œuvre de Jeanne Bardey ». A l’occasion de cette exposition elle a donné une conférence sur « Rodin, le maître et ses élèves », le jeudi 23 mai 1991, à la mairie de Mornant .
Dix ans plus tard, c’est la Maison Ravier à Morestel qui est à l’initiative d’une nouvelle manifestation : « Jeanne Bardey, Portraits : sculptures, dessins » du 4 mars au 4 juin 2001. Cette exposition d’une importance exceptionnelle tant par le nombre que par la rareté de leur présentation, réunira près d’une centaine de ses créations et permettra de mieux connaître cette portraitiste de talent dont Rodin avait remarqué le « don de voir ». [23] Nathalie Lamberton, commissaire de l’exposition, est la toute nouvelle animatrice culturelle de la Maison Ravier. Elle fait ses armes, si je puis dire, avec Jeanne Bardey.
Le « Dauphiné Libéré » invite fortement ses lecteurs à venir voir cette exposition que même les néophytes sauront apprécier. Féminité et sensualité sont au centre de ce parcours captivant où s’enchaînent, pour la beauté du regard, des sculptures empreintes d’infinie tendresse, des dessins au trait cursif ou des masques poursuivant la tradition héritée de ceux funéraires de l’Égypte antique. Jeanne Bardey, dont l’un des maîtres incontestés fut le peintre corbelinois François Guiguet, et qui a eu la chance d’être épaulée ensuite par Auguste Rodin, a, tout au long de sa carrière, pu ainsi multiplier les moyens d’expressions artistiques . [24].
Des œuvres empreintes de sensualité, de passion ...
« Le Progrès » évoque le portrait de Jeanne, peint par François Guiguet en 1910, il révèle une femme élégante, au port altier et au regard à la fois doux et ferme, intelligent et sensuel, et « dont la fixité avait la singulière et l’intensité hypnotique des mystiques et des voyants », comme l’expliquait Camille Mauclair, critique d’art de l’époque. Comme l’avait également remarqué Rodin après avoir vu ses dessins la première fois, la « vision pénétrante » qu’elle portait sur le monde était un véritable don. Un don éclatant de manière si évidente parmi le choix de sculptures et de dessins exposés à Morestel, empreints de sensualité, de passion, d’érotisme, qu’elle mérite largement de sortir de l’ombre de Rodin où l’on a trop tendance à l’enfermer. [25].
Les 2 expositions de Mornant et de Morestel ont permis au grand public de redécouvrir les œuvres de cette artiste tombée dans l’oubli.
Allaient-elles encourager de nouvelles initiatives, on peut l’espérer ?
Ainsi en mars 2010 la commune de Vourles organise une exposition sur « La femme et les artistes lyonnais », qui rend hommage à la femme au travers de cent vingt tableaux et d’une vingtaine de sculptures, soit deux siècles d’histoire de l’art. Jeanne Bardey n’a pas été oubliée puisque 5 sculptures et un autoportrait figurent parmi les œuvres exposées.
Après Vourles, le conseil municipal de la commune de Saint-Andéol-le-château, à l’initiative de Michelle Brottet et Louis Tosolini, dans sa séance du 15 mars 2012, a décidé de baptiser du nom de Bardey la salle du conseil, également appelée salle des mariages. Il entendait ainsi rendre hommage à la fois à Louis, peintre-décorateur et à Jeanne, sculptrice. .Au château de Saint-Andéol, ancienne propriété de la famille Souchon Neuvesel, fondatrice du groupe BSN (Danone) et aujourd’hui siège de la mairie, Louis Bardey avait réalisé les peintures murales.
- Affiche de l’exposition au Musée Paul Dini
En 2014, au Musée Paul Dini à Villefranche, lors d’une passionnante exposition "Les lyonnais rencontrent l’Orient", j’ai découvert plusieurs œuvres de Jeanne Bardey, sélectionnées par Sylvie Carlier, la conservatrice, rappelant ses séjours en Égypte et son voyage en Chine.
Et Lyon ? Pendant plus de cinquante ans la capitale des gaules a tout simplement ignoré la sculptrice de la rue Robert. Pourtant un événement allait la ramener sur le devant de la scène.
Le 23 décembre 2012, je recevais un courriel de la petite-fille de Monsieur Pierre Aimont, le propriétaire de la maison de Mornant, qui s’inquiétait de l’avenir de ce lieu. « J’ai effectivement toujours eu conscience que la maison de mes grands-parents - autant dire la maison de Jeanne Bardey- était un lieu d’exception, de plaisance, et de création. Ma mère et ma tante en sont à présent les propriétaires, mais la situation familiale est telle qu’elles ont commencé à envisager de la vendre. Bien avant le décès de ma grand-mère en avril dernier, les promoteurs immobiliers avaient déjà frappé à la porte, fort intéressés ainsi que vous pouvez l’imaginer, par ce grand-terrain à l’entrée de Mornant » L’inquiétude de ma correspondante s’est rapidement confirmée.
Onze sculptures de Jeanne Bardey vendues aux enchères
Quelques temps plus tard, Monsieur Gérard Bruyère, conservateur au Musée des Beaux-Arts, m’informe qu’une vente aux enchères d’œuvres de Jeanne Bardey est organisée par l’hôtel des ventes de la presqu’île le 18 mars 2013. J’ai pu vérifier que ces œuvres provenaient de la maison de Mornant. L’événement est largement relayé par les médias : quotidiens lyonnais, journaux gratuits, télévision ..., juste revanche pour une artiste que sa ville natale avait complètement oubliée.
- Jeanne Bardey, tête de femme en terre cuite signée
- (Photo Hôtel des ventes Lyon-presqu’île)
Hauteur 18,5 cm
Bien entendu, je suis allé en salle des ventes pour voir les œuvres mises aux enchères. J’ai tout de suite flashé sur une petite tête de femme en terre cuite (évaluée au départ à 300-400 €) dont je rêvais devenir propriétaire. Ne pouvant me déplacer au moment de la vente, j’’ai fait une proposition de 1200 €, qui a été largement dépassée puisque cette petite sculpture est partie à 2000 €.
Je voudrais aussi saluer l’initiative prise par la municipalité de Saint-Andéol-le-château qui, à l’occasion de cette vente, a fait l’acquisition d’une sculpture de Jeanne Bardey qui trône maintenant dans la salle des mariages. [26]
- Extrait de la une du bulletin municipal de St Andéol le château
Voulant apporter ma propre contribution pour faire connaître l’artiste, j’ai pris l’initiative de l’émission d’un timbre-poste personnalisé. J’avais aussi le projet d’une émission philatélique en 2017, à l’occasion du centenaire de la mort d’Auguste Rodin, associant le grand sculpteur à ses deux célèbres élèves Camille Claudel et Jeanne Bardey. Le dossier a été examiné, il est inscrit au programme philatélique 2017. [27]
- Timbre Jeanne Bardey (La Poste)
- Torse de femme, œuvre exposée au Musée des Beaux-Arts de Lyon
Puis, avec mes photos des œuvres de Jeanne Bardey déposées au Musée des Beaux-Arts, que j’avais prises grâce à l’amabilité de Monsieur Stéphane Paccoud, j’ai réalisé un livre-photos. J’en ai donné officiellement un exemplaire à la Bibliothèque du Musée le 6 janvier 2015. Ensuite j’ai remis deux autres exemplaires, l’un à la Bibliothèque Municipale de Lyon et l’autre à la Bibliothèque du Musée Rodin à Paris.
Je ne peux donc qu’encourager les initiatives prises pour valoriser l’œuvre de Jeanne Bardey. On peut très bien imaginer qu’une salle de l’école des Beaux-Arts ou une rue de Lyon soient baptisées du nom de cette artiste. Je dois à ce propos signaler une conférence organisée le 25 mars dernier par le Musée des Tissus et des Arts Décoratifs, où Monsieur Maximilien Durand, conservateur de ces musées a présenté « L’empreinte du maître : Jeanne Bardey et Auguste Rodin » : Je suis transformée, de marbre je deviens l’être pensant.
- Jeanne Bardey, buste d’Auguste Rodin (Musée des Arts Décoratifs)
- Terre cuite peinte imitant le bronze, Paris 1916
(Inventaire Bardey, n° 121)
Conclusion
Avec ce 10e épisode s’achève cette biographie de Jeanne Bardey, que j’ai pu réaliser grâce aux archives consultées et aux témoignages de ceux et celles qui l’ont approchée. Mais il reste beaucoup de points à compléter pour lesquels je n’ai pas trouvé la documentation nécessaire, notamment les nombreuses expositions auxquelles elle a participé : Londres, Amsterdam, Venise, Rotterdam, Zurich, Berne, Genève, Liège ... Elle a aussi été membre du jury du salon d’automne, ainsi que celui de l’École des Beaux-Arts de Lyon. Elle a assuré la formation gratuite d’élèves étrangers. L’interrogation des Archives Nationales ne m’a pas permis de retrouver la trace des prix Morancé et Conté qui lui ont été attribués. De nombreuses zones d’ombre subsistent. La recherche sur cette artiste lyonnaise est donc encore à poursuivre, avec la découverte de nouvelles sources. N’hésitez donc pas à me faire part de toute information que vous pourriez détenir. J’espère que d’autres personnes, passionnées par son œuvre, prendront le relai pour la faire connaître.
Liens
Sources
- François Karolszyk
- Isabelle Duperray-Lajus
- Archives Varille
- Bibliothèque Municipale de Lyon
- Musée des Arts Décoratifs
- Musée des Beaux-Arts de Lyon
- Musée Paul Dini à Villefranche-sur-Saône
- Maison Ravier, Nathalie Lebrun
- Mairie de Saint-Andéol-le-Château.