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Lyon, le quatre mars 1807, vingt heures
La Clochette
Dreling Dreling ! Ce bruit étrange me réveilla, il m’était inconnu. Ce dont je me souviens, c’est que ma mère m’avait habillée chaudement et nous sommes sorties. Elle marchait d’un pas rapide et la nuit était tombée. Cette sortie était inhabituelle et j’entendais le cœur de ma mère battre fort dans sa poitrine et le bruit de ses pas résonnait sur le pavé des rues. Je me suis endormie au chaud dans ses bras, bercée par le mouvement de sa marche. J’avais huit mois. Elle m’appelait Nanette et je l’aimais.
Pourtant, je ne l’ai plus jamais revue. Lorsque ce bruit de clochette me réveilla, j’étais seule et tout était froid et noir autour de moi. Ma mère avait saisi la chaînette de la cloche pour signaler ma présence et s’en était allée. Je pleurais depuis peu lorsque la sœur tourière (celle qui est en charge de surveiller le tour) m’a retirée de ce Tour d’abandon installé dans le mur de l’hôpital de la Charité.
Ma mère avait écrit un mot qu’elle avait glissé dans mes vêtements :
« Anne Dartige, âgée de huit mois. Elle a été baptisée le 25 juin 1806.
Je vous prie de prendre soin de cette enfant, c’est la grande misère qui nous oblige de la mettre à la Charité ; au premier moment nous la retirerons. Elle est sevrée. »
La sœur, après l’avoir lu, m’apporta à la pouponnière où je rejoignis mes amis d’infortune.
Le lendemain, elle écrivit ces mots sur le grand registre de réception des enfants abandonnés :
- 1807 Reception Anne Dartige La Charité
- Un des principaux documents (recopié ci-dessous) provenant de l’Hospice de la Charité retraçant le suivi d’Anne à chaque différent placement, de l’année 1806 jusqu’à son premier emploi en 1824. Il constitue la trame d’une partie de son récit.
Registre de placement (copie)
Anne Dartige, fille, née le 9 juin 1806. Remise à Joseph Falquet et Philiberthe Martinoi à Sothonod de Songieux, arrondissement de Bellay, département de l’Ain, le 7 mars 1807 (3 jours après son abandon) à 12 heures, à la 8e De l ? Bornarel Le 22 bre( ?) 1812 de Brunet.
- Rendue le 22 avril 1817 (elle avait 11 ans).
- Remise à Jean Thibaud Granger de Mr Aubert à St Genis Laval (Rhône) le 6 mars 1818 (n°2263) (12 ans)
- Rendue le 17 du dit mois ayant la gale.
- Remise à la veuve de François Tarpin de St Ambert (Bellay, Ain) le 31 mars 1818 (n°2897) à Joseph Vacher du dit lieu.
- Revenue seule le 8 août 1820 (14 ans)
- Remise à Françoise Lepin, veuve, Chavany de Tarare (Rhône) le 4 septembre 1820 (n° 13753) Chez Jacques Lambert tisseur, aussi à Tarare.
- Ramenée le 10 mai 1821 (15 ans)
- Remise le 29 du dit mois à M Bréchignac de Dunière, (Yssingeaux, haute Loire)
- Evadée en Mai 1822 (16 ans), s’est réfugiée dans une fabrique de Bourg Argental (Loire)
- Est venue se placer en Février 1823 chez Mr Daudac, tenant un dévidage de soie, à Roche Cardon (St Didier au Mont d’or).
- Evadée en mars 1823 (17 ans)
- Placée en Avril 1824 (18 ans) chez les Delles Marie, dévideuses, rue Puits -Gaillot Lyon, n°1 au 4e.
On décrivit même tous les vêtements que je portais le jour où j’ai été exposée :
« Une coiffe d’indienne lilas, un mouchoir d’indienne brun, un corset de laine rouge, un lange gris. Le tout suivant l’acte d’inscription passé au bureau de l’état civil de la mairie de cette ville où elle a été nommée, ainsi qu’au baptême qu’elle a reçu dans cet hôpital : Anne Dartige.
A cette époque de grande misère, La Charité était symbole de soins, de nourriture de qualité, de bonne santé… Aussi les enfants des pauvres y étaient confiés plus qu’abandonnés. Mes parents voulaient me reprendre, au premier moment. Ils n’ont pas pu… Je ne sais pourquoi. Ce qui est incroyable, c’est qu’ils aient fait connaître mes nom et prénom… Pour beaucoup d’enfants ce n’était pas le cas et on les nommait au hasard.
Je suis restée quatre jours à la Charité. J’étais bien nourrie et on m’a donné des vêtements propres. Je dormais dans un berceau en osier. Ces derniers étaient tous alignés dans une grande chambre. Des sœurs s’occupaient de nous. Comme on était nombreux ! Tous les jours des enfants arrivaient et d’autres partaient. En effet les enfants relativement en bonne santé étaient placés. C’est ainsi que je suis partie moi aussi. J’espérais que l’on me ramène chez mes parents, mais cela n’arriva jamais. Ma mère me manquait tellement.
A la page du registre de placement qui portait mon nom, on a indiqué où l’on m’amenait et chez qui :
« Anne Dartige, fille née le neuf juin 1806. Remise à Joseph Falquet et Philiberthe Martinoi à Sothonod de Songieux, arrondissement de Bellay, département de l’Ain, le sept mars 1807 ».
Suit un extrait du livre : « Les Hospices civils de Lyon » d’Alain Bouchet.
« Les bébés étaient des enfants abandonnés que leurs parents avaient « exposés » dans le « tour ». On en comptait, bon an mal an, environ 1500 par an, ce qui grevait lourdement le budget de l’hôpital, parce qu’il fallait non seulement les soigner, mais aussi les confier à des nourrices, puis les élever, les instruire, avant de les placer dans les environs de Lyon, où des « frères-visiteurs » étaient chargés de les surveiller, et subvenir en partie aux besoins élémentaires, jusqu’à ce qu’ils soient en âge de travailler. »
Premier placement : l’Ain
J’ai donc effectué un long voyage en diligence de Lyon à Sothonod dans l’Ain avec un homme à qui l’on m’avait confiée. Nous avons parcouru 25 lieues (100 km) et nous sommes arrivés dans la famille de Joseph Falquet dit Jojo, où j’étais placée en nourrice. Cet homme et sa femme avaient des enfants, mais nous étions plusieurs à venir de la Charité. Certains n’avaient pas une bonne santé et mourraient en bas âge. Je n’étais pas vraiment heureuse, je traînais dans la saleté avec les autres petits et on était toujours en quête de lait et d’attention auprès de ces grandes personnes qui s’affairaient au travail de la ferme. Bien sûr, la Maman nous nourrissait, les uns après les autres. Mais on aurait tous voulu tellement plus d’exclusivité et de moments avec elle.
Dès que je fus en âge de le faire, j’ai commencé moi aussi à travailler à la ferme sans recevoir d’amour, comme me l’aurait donné ma chère Maman. J’avais du pain, un toit, une couchette et je grandissais, malgré tout ! Chaque année, Les sœurs de la Charité venaient prendre mes mesures pour me coudre des vêtements neufs et je recevais une paire de souliers neufs pour l’année à venir. Il fallait prendre soin de ces affaires, j’en avais si peu. Elles venaient voir en même temps comment je me portais et si on prenait suffisamment soin de moi.
Cinq ans plus tard j’ai changé de famille pour aller chez les Bornarel dans le même village. Ils habitaient juste à côté de chez Jojo et ils étaient cousins. J’ai vécu dans ce village jusqu’à l’âge de onze ans.
Puis je suis revenue à la Charité de Lyon. C’était le 22 avril 1817. Je suis restée là presque un an. J’avais besoin de soins, j’étais souvent malade l’hiver. J’aimais revenir vers les sœurs, j’étais un peu chez moi à La Charité, on me connaissait bien. Et puis cette immense bâtisse m’offrait la protection de ses épais murs de pierres.
Encore du changement
Après ces six années d’une relative stabilité, j’ai beaucoup bougé d’une famille à l’autre. Pour commencer, on m’a placée à St Genis Laval à trois lieues (11 Km) de Lyon, chez Mr Aubert. Je suis arrivée le six mars 1818, j’avais 12 ans. Je ne me sentais pas bien du tout dans cette maison très sale et désordonnée, j’étais terrifiée et dans l’insécurité. Fort heureusement, je n’y suis pas restée bien longtemps. En effet, je suis tombée malade. Tout mon corps me grattait affreusement et je ne recevais aucun soin. Mr Aubert m’a alors renvoyée à la Charité au bout de seize jours.
Comme toujours, les sœurs m’ont fait bon accueil et m’ont prodigué de bons soins car, en fait, j’avais attrapé la gale ! J’aurais vraiment voulu rester là un peu plus longtemps mais j’ai dû repartir au bout de quinze jours, le 31 mars, de nouveau dans l’Ain, à St Rambert, chez Mr Joseph Vacher. Je suis restée dans cette maison plus de deux ans pour travailler, les tâches ingrates sont toujours pour moi et les journées sont bien longues et monotones. Rares sont les distractions et les moments de joie avec les filles du village avec qui je parviens à m’échapper de temps en temps pour courir dans la campagne.
- Saint Rambert en Bugey dans l’Ain, la Grande rue.
Dans le même temps, je commence à grandir, j’ai quatorze ans, mon corps change et les hommes du village me regardent, veulent me toucher. Les filles de la Charité sont bonnes à tout faire… Beaucoup de domestiques se retrouvent enceintes sans le vouloir, encore bien jeunes…
Et bien non ! Je ne peux pas accepter ça et je commence à m’affirmer, à refuser de me soumettre quand mes droits sont bafoués où quand je suis en danger. Je n’ai que moi pour me défendre, je suis seule au monde, alors je résiste, je me rebelle. C’en est assez ! Je décide de partir d’ici, de me sauver ! De sauver ma vie ! Oui, je retourne à Lyon, à la Charité, je vais expliquer comment on me traite, ça ne peut plus durer. Je n’appartiens à personne, ni à un lieu, alors je pars. Jamais je n’abdiquerais. Je chercherais mon bonheur et je le trouverais. Trop de filles sont résignées et acceptent le malheur comme leur destinée et portent une charge trop lourde pour elles.
- Lyon, place Bellecour avec à l’arrière plan l’église de La Charité.
L’Hospice de La Charité, août 1820
Je suis partie très tôt, sans bruit et sans prévenir avec mes maigres affaires. Les jours sont longs en août et j’ai marché toute la journée en direction de Lyon avec mon baluchon. Je suis arrivée à la nuit tombante, épuisée, affamée, les pieds endoloris par cette si longue marche. Mais quel sentiment de liberté j’éprouve ! Cela fait deux ans que je n’étais pas revenue ici, je suis si heureuse. Je retrouve du réconfort, et j’éprouve toujours autant de joie à revenir en cet endroit protecteur qu’est la Charité car on y prend soin de moi et enfin je peux me reposer un peu. Je raconte dans quelle situation je me suis trouvée et les Sœurs ont décidé de ne plus me renvoyer à St Rambert ! Je suis en âge de pouvoir travailler et apprendre un métier. De ce fait, une place m’a été trouvée à Tarare, chez Mr Jacques Lambert, tisseur. Je suis arrivée chez lui le quatre septembre 1820. Une distance de onze lieues (43 Km) sépare Lyon de Tarare. Je suis rassurée de savoir que la Charité n’est pas trop loin !
L’atelier de tissage de Tarare
Le Maitre, Mr Lambert, est un riche et grand homme qui sait mener son monde à la baguette et il nous fallait travailler dur et vite. J’ai appris à tisser la soie sur de grands métiers. Les journées étaient longues, la poussière de l’atelier, la chaleur ont vite eu raison de moi. J’avais beaucoup maigri et, épuisée, Mr Lambert m’a renvoyée à La Charité pour que j’y reçoive des soins. J’étais trop jeune pour tenir une telle cadence. J’ai tenu huit mois, j’aurai voulu continuer car je connaissais bien le travail maintenant mais il me fallait partir. J’ai touché là mes premiers salaires (2,25 francs par jour) et j’étais bien fière de moi !
De retour à Lyon, j’ai franchi la grande porte de la Charité en cette belle journée du 10 mai 1821 bien fatiguée mais heureuse. Le printemps s’installait, j’étais pleine d’espoir et j’allais avoir quinze ans en juin !
J’ai vu le médecin qui a fait le nécessaire pour que je retrouve des forces : Une bonne alimentation, du repos et du plein air pour profiter du soleil de ce beau printemps ! Voilà le programme de ces quelques jours, ce qui me procurait une joie immense.
Malheureusement, le 29 mai, il avait été convenu qu’un certain Mr Bréchignac vienne me chercher pour aller à Yssingeaux en Haute Loire. Encore un inconnu et un lieu inconnu. On a parcouru en diligence 26 lieues ! (105 km). Il me fallait toujours repartir à zéro, laisser mes connaissances, mes amis quand j’en avais. J’avais besoin de courage mais cette fois il m’en manquait, j’aspirais à ma liberté et partout où j’allais, je devais me battre pour elle, me battre pour qu’on me respecte, me battre pour ne pas être asservie. Je n’avais pas derrière moi un père pour me protéger, une mère pour me conseiller et m’encourager. J’étais une enfant de personne, la main d’œuvre de tout le monde, trimbalée d’un endroit à l’autre.
Je suis restée un an à Yssingeaux, mais de nouveau j’étais en danger, menacée, non respectée, exploitée. Ma rage me donnait la force de ne pas abdiquer, de ne pas céder aux volontés de ces gens sans cœur, qui avaient des comportements de goujat. J’ai mis au point, en secret, mon départ de cet endroit maudit, bien décidée à rechercher une meilleure situation. Etant mineure, les adultes profitent toujours de leur force et j’attendais avec impatience ma majorité à vingt et un an. Je n’en avais que seize… Mais la vie m’avait mûrie, m’avait fait grandir plus vite et dans ma tête, il y avait des tas d’idées, des désirs, des aspirations. Mon malheur me donnait du ressort, je voulais rebondir dessus pour aller plus loin, toujours plus loin, la tête haute.
- Yssingeaux, Haute Loire, la fontaine du Foiral.
Un air de liberté
Nous sommes en mai 1822, le printemps me donnait toujours des envies de renouveau et l’heure de mon départ avait sonné. J’étais trop loin de Lyon et de la Charité pour y retourner. Je savais qu’à Bourg Argental dans la Loire, département voisin, il y avait une fabrique de textile qui prenait du personnel et où les conditions, m’avait-on dit, étaient assez bonnes. J’étais décidée à rejoindre cette ville, même si la distance était assez conséquente : onze lieues ! (46 km) J’aimais marcher, mais ce qui m’effrayait le plus étaient les mauvaises rencontres, une fille seule et inconnue sur la route, ça fait parler, ça donne des mauvaises idées aux hommes mal intentionnés. J’avais la réplique facile, une certaine assurance, même si au fond de moi j’avais beaucoup de sensibilité.
Partie à l’aube, je suis arrivée vers 17 heures au moment où débauchaient les ouvriers de la fabrique. Ils m’ont dirigé vers l’intendant. Mon expérience chez Mr Lambert, le tisseur de Tarare a retenu toute son attention. J’ai été embauchée dès le lendemain. J’étais heureuse mais épuisée du voyage et si faible que des ouvrières m’ont invité à partager leurs repas et leur logement.
Je suis restée dans cette fabrique presque une année, mais comme chez tous mes précédents Maîtres, le travail est épuisant, les conditions difficiles, les ateliers trop froids l’hiver, trop chauds l’été, la cadence infernale. C’est de loin l’endroit où, malgré tout, j’ai gagné un peu plus de sous et où l’entraide avec les filles m’a fait chaud au cœur. Mais Anne Dartige ne peut s’astreindre à cette vie monotone et laborieuse et s’installer dans ce confort relatif où les quelques avantages trouvés, nous anesthésient, nous paralysent et nous empêchent de murir d’autres projets, par peur de perdre tout ce qui a été si difficile à obtenir. Comme le dit l’adage : « Qui ne tente rien n’a rien. », Un matin j’ai donc annoncé à mes compagnes que j’allais demander mon solde et tenter l’aventure ailleurs. Ces filles étaient du coin et avaient toujours vécu ici. Mais en ce qui me concerne, rien ne me retient ici. J’attends autre chose de ma vie, sans vraiment savoir de quoi il s’agit.
Un dévidage de soie
A vingt lieues de là, se trouvait St Didier du Mont d’or, et je décidais que cette ville serait ma prochaine destination. Les soieries de Lyon manquaient de dévideuses et à St Didier nombreux étaient les dévidages de soie. J’appris donc ce nouveau travail qui demandait beaucoup d’habileté, de patience, de finesse. La tâche consistait à plonger les cocons de vers à soie dans de grandes cuves remplies d’eau bouillante. Ce trempage permettait l’extraction des fils du cocon de soie. Un fil est si fin, qu’il en faut six pour égaler la grosseur d’un cheveu ! Une fois extraits, ces fils sont regroupés en bobines. Ce travail ingrat était toujours destiné aux pauvres filles, à celles qui se trouvaient tout en bas de l’échelle sociale, aux illettrées, mais jamais aux garçons, moins habiles disait-on !
Notre santé était, là encore soumise à rude épreuve : Nos doigts qui trempaient dans l’eau sale, nauséabonde et bouillante, nous faisaient souffrir et l’humidité de la pièce était néfaste à notre santé. Nombreuses étaient les ouvrières souffrant de tuberculose pulmonaire. L’infirmerie était pleine de filles perdues ! Devant cet horrible tableau, j’ai, un matin pris mes jambes à mon cou pour fuir cet endroit qui faisait passer le rendement avant la santé du personnel. Un mois m’a suffi pour discerner que c’était un véritable mouroir. Le 8 mars 1823, je prends la route et au bout de trois lieues, je commence à apercevoir Lyon et très distinctement, la haute flèche du clocher de la Charité !